A Bernard Abouaf
La question nationale ukrainienne n’est pas “une chose nouvelle en Europe”. Parmi les nombreux auteurs qui se sont penchés sur elle depuis un siècle, V. Jabotinsky occupe une place de choix, non seulement en raison du fait qu’il l’avait connue de près – étant né à Odessa et ayant consacré sa thèse de droit à “L’autonomie des minorités nationales”’ – mais aussi en raison de la constance de ses engagements en faveur des minorités nationales au sein de l’empire russe.
Il faut rappeler en effet un événement largement oublié de l’histoire du sionisme russe: la conférence d’Helsingfors (Helsinki) de 1906, que Jabotinsky qualifie de “sommet de sa jeunesse sioniste”, au cours de laquelle fut élaboré le programme d’autonomie des minorités nationales au sein de l’empire russe. Ce combat était à ses yeux indissociable du combat sioniste. C’est dans cet esprit que doit être compris l’engagement de Jabotinsky en faveur de l’identité nationale ukrainienne, tel qu’il ressort des extraits de son article consacré au Jubilé du poète Chevtchenko, publiés ici pour la première fois en français.
Les propos de Jabotinsky en faveur de la cause nationale ukrainienne permettent de découvrir une dimension trop souvent méconnue de son engagement sioniste : celle qu’on pourrait qualifier de “sionisme généreux”. Jabotinsky – que des historiens mal informés continuent en effet de considérer comme un sympathisant des régimes autoritaires – était en effet un “fou de l’égalité”, comme il se décrit lui-même dans de belles pages de son autobiographie, et son combat sioniste n’a jamais été exclusif, s’accompagnant d’une réflexion et d’un engagement en faveur des autres peuples opprimés, et notamment des “minorités nationales” au sein de l’empire russe, parmi lesquelles les Ukrainiens occupaient dès cette époque une place centrale.
Pierre Lurçat
La leçon du Jubilé de Chevtchenko1
Tarass Chevtchenko (1814-1861) est le plus grand poète de langue ukrainienne. Il a été emprisonné et exilé en Asie centrale en raison de son appartenance au mouvement national ukrainien.
1 Article paru à l’occasion du cinquantième anniversaire du poète ukrainien Chevchenko. Traduit depuis la version en hébreu publiée par Eri Jabotinsky, Jérusalem 1950.
Nous célébrons le Jubilé de Chevtchenko avec une révérence, sans qu’il nous vienne à l’esprit qu’il s’agit d’un fait d’une importance cruciale, comme signe et comme témoignage, et si nous étions sages, expérimentés et prudents, nous serions maintenant obligés de réexaminer à sa lumière certains fondements essentiels de notre vision du monde.
Qui est Chevtchenko?
Il n’y a que deux réponses. Soit nous devons le considérer comme une bizarre erreur de la nature, à l’instar d’un peintre sans bras ou d’un acrobate unijambiste, quelque chose ressemblant à un vestige antédiluvien, exposé dans un musée archéologique. Si ce n’est pas le cas, alors nous devons y voir le symbole par excellence de la vitalité culturelle et nationale de l’identité ukrainienne, et alors nous devons continuer d’ouvrir les yeux pour regarder en face les conclusions qui en découlent. Nous autres, ici, dans le Sud, avons tenté d’implanter avec tant d’assiduité et de naïveté la “russification”, nos journaux locaux ont fait tellement d’efforts en faveur du théâtre russe, de la diffusion de la littérature russe, au point que nous avons fini par ignorer la réalité concrète, arithmétique, telle qu’elle apparaît dans toute sa vérité, hors de notre horizon étroit. Au-delà de ces villes s’étend un océan rempli de presque trente millions d’Ukrainiens.
Si vous observez un jour non seulement son centre, vers le district de Mirgorod ou celui de Vassilkov, par exemple ; regardez vers ses confins, vers la région de Kharkov ou celle de Voronej, près de cette limite au-delà de laquelle on parle déjà le russe – et vous serez étonnés de constater à quel point cette mer ukrainienne est demeurée entière et sans mélange. II y a là-bas des villages dans lesquels vivent d’un côté du fleuve des “khokhlim” et de l’autre des “katsapim1”. Ils vivent l’un à côté de l’autre depuis des générations sans se mélanger. Chaque côté parle sa langue, s’habille selon ses habitudes et préserve ses coutumes ; ils ne se marient qu’entre eux; ils se conduisent en étrangers les uns envers les autres, ne se comprennent pas et ne cherchent pas même à se comprendre.
C’est là-bas qu’aurait dû se rendre Monsieur P. B. Struve2, inventeur de la théorie de “l’effet national répulsif”, avant de parler de l’essence transcendentale “panrusse” unifiée. Un “effet répulsif” aussi explicite ne se rencontre pas même aux frontières ethnographiques entre les Russes et les Lituaniens, entre les Polonais et les Biélorusses. Le poète ukrainien (Chevtchenko) connaissait parfaitement son peuple, lorsqu’il faisait la leçon aux jeunes filles sottes : “Aimez et soyez tendres, mais pas avec les Russes, car les Russes sont un autre peuple…”
(…)
Nous ne pouvons pas célébrer Chevtchenko simplement comme un écrivain talentueux au sein de l’empire russe. Célébrer Chevtchenko consiste à accepter tout ce qui s’attache à son nom. Célébrer Chevtchenko consiste à comprendre et accepter qu’il n’y a pas, et qu’il ne peut y avoir de culture unifiée dans le pays où demeurent plus de 100 nations : comprendre, accepter et surtout donner une place légitime à un frère puissant, le second en puissance de cet empire.
V. Jabotinsky
Traduction de P. Lurçat, extrait du recueil à paraître, La question nationale ukrainienne.
1 “Katsap” est un mot ukrainien et polonais désignant les Russes de manière péjorative.
2 Pierre Struve, né le 26 janvier 1870 à Perm, en Russie, mort le 26 février 1944 à Paris, est un économiste, juriste, essayiste et homme politique russe.